[IA1] Modèle bismarckien : l’assurance sociale des travailleurs

Le chancelier fédéral allemand Bismarck est considéré comme le père fondateur des assurances sociales. Cette perception de son action doit être contextualisée pour faire la part des choses entre le geste politique, la portée sociale de cette création, ses mécanismes… et prendre quelques distances avec le « mythe Bismarck ».

Otto von Bismarck-Schönhausen (Chancelier de 1871 à 1890)

a)    Contexte politique, social et financier

Sur un plan politique d’abord, Bismarck tenta, grâce à ce projet, de prendre de court le camp socialiste dont les idées commençaient à gagner en influence. Ce fut donc un choix politique tactique plus qu’un mobile idéologique qui décida le chancelier à assumer la fondation d’un socialisme d’État. Selon certains1, il y vit même un instrument de contrôle du corps social2. Ce faisant, le chancelier contribua également à consolider la prééminence du tout jeune État impérial, créé seulement dix ans avant. Il posa l’État (et lui-même) en tant qu’arbitre du jeu social, au-dessus des parties prenantes (patrons et ouvriers).

Bismarck, politicien pragmatique

Sur le plan social, Bismarck agit également en réaliste. Le contexte social du royaume de Prusse puis de l’Empire fédéral allemand au 19ème siècle fut un facteur déterminant dont le chancelier dut tenir compte. La société évoluait radicalement et la pensée socialiste s’en trouvait stimulée. D’une part, la population ouvrière devenue considérable en raison de la révolution industrielle se massait en ville dans des conditions souvent misérables3. D’autre part, l’action publique avait déjà investi la protection sociale4 en sorte que le système bismarckien s’inscrivait dans une tradition installée. En définitive, ce contexte politique et social ainsi que les outils préexistants allaient servir de ferment à l’État-Providence et de justification à Bismarck.

Du point de vue financier enfin, il est rarement souligné que Bismarck dut se résoudre à financer le dispositif par les cotisations sociales parce que l’État fédéral allemand disposait de peu de capacités sur le plan fiscal5. Sa volonté initiale avait été de créer un office impérial des assurances qui aurait géré et cofinancé le régime (avec les employeurs). L’opposition du Reichstag fit capoter le projet de loi initial et les projets suivants retinrent une gestion décentralisée et un financement assuré par les cotisations des salariés6. Le financement par la cotisation sociale et la gestion par des caisses n’étaient donc pas le choix du chancelier alors même qu’ils passent pour caractéristiques du système bismarckien.

b)    Dispositif législatif et caractéristiques du système

Juridiquement, trois lois promulguées de 1883 à 1889 – six ans seulement – instituent les assurances sociales7.

  • l’assurance-maladie (1883), qui garantit les soins et un maintien de salaire (de 50 %) avec un cofinancement des deux tiers pour le salarié et d’un tiers pour l’employeur ;
  • l’assurance accidents du travail (1884), qui garantit les soins à compter de 14 semaines d’arrêt et une rente, le tout financé exclusivement par l’employeur ;
  • l’assurance invalidité et vieillesse (1889), qui garantit le versement d’une pension, pour les plus de 70 ans pour ce qui concerne la retraite. Fait notable, l’État fédéral intervient pour financer un niveau de pension minimal et le régime est géré par des offices régionaux d’assurance. C’est, finalement, le seul texte qui conservera l’empreinte des idées initiales de Bismarck en matière de financement (subventions publiques)8

Cet ensemble législatif pose les bases d’un système d’assurance sociale d’origine professionnelle dont la gestion est déléguée à des caisses administrées par les employeurs et syndicats et le financement assuré largement par des cotisations assises sur les salaires.

Le lien avec le travail salarié est donc primordial pour bénéficier du système

Le « modèle bismarckien » se caractérise ainsi par le fait que l’obligation d’assurance résulte du contrat de travail, de même que le cofinancement salarié/employeur s’inscrit dans une logique d’obligations contractuelles réciproques. Plus précisément :

  • le système bismarckien reprend une logique corporatiste, l’appartenance professionnelle fondant l’assujettissement au système ;
  • l’assurance s’impose aux salariés dont le salaire est inférieur à un plafond au-delà duquel l’adhésion est volontaire9 ;
  • à l’époque, c’est le père de famille valide en âge de travailler qui est principalement ciblé ; d’ailleurs lui seul est assuré et non sa famille ; pour l’assurance de celle-ci l’ouvrier paye une cotisation complémentaire, si les statuts de sa caisse lui ouvrent ce droit10 ;
  • la rupture du lien de travail pose la question de la protection sociale du chômeur et du retraité, ce qui en fait un modèle sensible aux crises et efficace en période de plein emploi.

Une gestion paritaire

Le dispositif est constitué de caisses administrées par le patronat et les syndicats (les premiers obtenant un tiers des sièges dans les caisses maladies, i.e. en proportion de leur contribution au financement). Si l’État organise le système, il n’assure pas sa gestion, déléguée à des caisses dont le conseil d’administration exerce un réel pouvoir de direction. Il en résulte une gestion autonome et décentralisée du régime.

Pour ce qui concerne l’assurance-maladie, les caisses peuvent être de diverses natures : caisse communale d’une branche industrielle, caisse d’entreprise, caisse artisanale (pour un métier), caisse du bâtiment11. Les caisses volontaires de secours, antérieures au système, peuvent s’intégrer dans le système pour autant qu’elles délivrent des prestations correspondant à l’assurance-maladie obligatoire, autrement l’adhésion n’y est que facultative et sans cofinancement.12

La capacité à négocier, à transiger et à prendre des décisions de gestion sont autant de conditions de réussite d’un système qui repose largement sur les partenaires sociaux ; le modèle bismarckien implique un dialogue et des décisions prises entre les partenaires sociaux gestionnaires, dans un cadre défini par l’État (et sous son contrôle)13. L’effectivité (et l’efficacité) du dialogue social conduira à accroître l’affinité des salariés assurés avec « leur » caisse et suscitera même une adhésion forte au dispositif.

Une logique assurantielle

Dans sa forme initiale, ce système adopte une logique très assurantielle. Le rapport entre le paiement de la cotisation et le bénéfice des prestations établit une filiation avec le contrat d’assurance qui subordonne la garantie au paiement de la prime et, à défaut, entraîne la suspension des droits. L’illustration de cette logique se retrouve aussi dans le fait que la mutualisation des risques est opérée dans chacune des caisses obligatoires, étant précisé que leur caractère professionnel implique qu’une profession plus riche ou moins risquée qu’une autre obtiendra naturellement des avantages supérieurs à la seconde. Sauf à corriger ces effets en réalisant une péréquation entre les caisses ou régimes « pauvres » et « riches », il en résulte une inégalité de fait que la technique assurantielle est incapable de combler tant que les régimes ne sont pas solidarisés.

c)    Conséquences de la mise en œuvre

La mise en œuvre du système fut un succès. De 2 millions avant la loi de 1883, on dénombrait 4,3 millions d’assurés en 1885, ce qui était à la fois beaucoup et peu puisque cela ne représentait qu’un peu moins de 10 % de la population. Mais l’extension de l’obligation d’assurance à d’autres assurés par les communes, les Länder, le Conseil fédéral et le chancelier d’Empire fit monter ce nombre à 9,5 millions en 1900 compte-tenu du fait que, parallèlement, les caisses étendirent plus largement leur garantie à la famille de l’ouvrier.14

Autre conséquence, le déploiement des assurances bismarckiennes bouleversa les relations entre les caisses et le corps médical à qui il s’agissait de faire accepter une médecine conventionnée. Cette question devint critique à mesure que le nombre des assurés croissait, les relations entre caisses et médecins s’envenimant.15


Le geste de Bismarck pourrait se résumer à la création d’une obligation généralisée d’affiliation auprès de caisses d’assurances sociales cofinancées et cogérées par le patronat et les syndicats16, elles-mêmes organisées à un niveau décentralisé et professionnel, mais ce serait réducteur car Bismarck transforma profondément la conception traditionnelle de l’État, créant un « État social » (Sozialstaat) et n’imaginant sans doute pas la prospérité du modèle progressiste qu’il concourut à inventer et que le génie anglais allait décliner d’une tout autre façon.


Le financement de la santé ? Un [quasi]débat pas si simple à comprendre.

« La première chose que je veux faire, moi, c’est désétatiser le système de santé. […] je propose que la Sécurité sociale se concentre sur les risques principaux. […] Et je souhaite que pour […] le petit risque, on aille vers les assurances complémentaires. » ([1])

« L’Assurance-maladie obligatoire et universelle, pilier de la solidarité, doit rester le pivot dans le parcours de soins […] Il n’est donc pas question de toucher à l’Assurance-maladie et encore moins de la privatiser » ([2])

Ces deux citations du candidat François Fillon à la primaire de la Droite et du Centre de novembre 2016, où les assurances complémentaires sont convoquées dans un premier temps avant que l’assurance-maladie obligatoire et universelle ne soit louée dans un second temps, sont plutôt contradictoires ou, à tout le moins, équivoques. Pourtant moins de trois semaines les séparent. Que s’est-il passé entre-temps ? Peu de choses en ce qu’il n’est pas inhabituel d’entendre un homme public revenir sur certaines déclarations au motif qu’il aurait été mal compris. Et en même temps beaucoup de choses car d’un coup, l’assurance-maladie a fait irruption dans le débat public.

Or l’assurance-maladie, c’est le financement des soins et non les soins eux-mêmes. Il a donc été question brièvement – car le soufflet est un peu retombé ensuite – de financement du système de soins. C’est un sujet avec lequel il faut être précis car l’évoquer ne consiste (presque) plus à dénoncer le « trou de la sécu » en levant les yeux au ciel comme on le fit depuis 50 ans. Cela consiste comme ici à discuter des acteurs du financement (régime de base et organismes complémentaires), mais cela aurait pu aussi concerner le choix des outils de financement (cotisation ou impôts) ou même l’usage qu’on en a (par exemple le paiement à l’acte ou les rémunérations alternatives en médecine de ville).

Succès médiatique assuré – au prix du scandale tant réformer la « sécu » convoque une forme d’épouvante –, l’irruption de cette question dans la campagne fut saluée par tous les spécialistes du secteur, habitués à ce que l’assurance-maladie soit un sujet de seconde zone. D’autant qu’en l’espèce, la question du financement convoquait celle de la frontière entre régime de base et assureurs complémentaires. Question lancinante et sous le feu d’une actualité académique toujours plus nourrie, qui conclut que la place des assureurs privés questionne rien moins que les limites de l’État-Providence lui-même.

Sur le financement des soins, la France se distingue par le fait que les assureurs privés occupent un rôle important dans le remboursement des soins (14 % environ) alors même que l’assurance-maladie absorbe les trois-quarts de la dépense et frôle les 80% si l’on ajoute les dépenses directes de l’État. Il en résulte que les ménages français ont un reste à charge parmi les plus faibles de toute l’OCDE ([3]), mais aussi que les assureurs sont portés par une dynamique qui leur est favorable : la part des dépenses qu’ils financent a augmenté de plus d’un point en 15 ans. En revanche, leur rôle n’a, dans son principe, guère changé : ils se bornent à compléter le remboursement de la sécurité sociale. La France est, là encore, un des très rares pays à avoir mis en place un tel dispositif.

Le problème sous-jacent à cette montée en puissance des assureurs maladie complémentaires (AMC) est donc d’ordre politique. Et le problème dans le problème est qu’il est envisagé la plupart du temps sous un angle exclusivement technique. L’objet de notre étude sera de mettre au jour les composantes de l’intervention des AMC pour comprendre ces enjeux politiques et d’envisager les solutions techniques esquissées à ce jour. Le prérequis d’une telle démarche est de comprendre la « tectonique » du système de base qui fonde l’intervention des assureurs privés puisque ceux-ci le complètent.

Les premiers billets de ce blog ont pour objectif de répondre à cette dernière problématique.

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Note :

[1] Citation de François Fillon retranscrite du débat télévisé du 24 novembre 2016 entre les deux finalistes de la primaire de la droite et du centre, MM. Fillon et Juppé ; cité par Adrien Sénécat, « Les contorsions de François Fillon sur la Sécurité sociale », Le Monde, 13/12/2016, accessible sur http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/12/13/les-contorsions-de-francois-fillon-sur-la-securite-sociale_5048370_4355770.html#TkOZiFudrmPBEmT9.99 (retour au texte)

[2] Extrait d’une tribune de F. Fillon, « Ce que je veux pour la sécurité sociale », Le Figaro, 12/12/2016, accessible sur http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2016/12/12/31001-20161212ARTFIG00258-francois-fillon-ce-que-je-veux-pour-la-securite-sociale.php?redirect_premium (retour au texte)

[3] Source : panorama de la santé 2015, OCDE, accessible sur www.oecd.org/fr/sante/panorama-de-la-sante-19991320.htm (retour au texte)