Le chancelier fédéral allemand Bismarck est considéré comme le père fondateur des assurances sociales. Cette perception de son action doit être contextualisée pour faire la part des choses entre le geste politique, la portée sociale de cette création, ses mécanismes… et prendre quelques distances avec le « mythe Bismarck ».
a) Contexte politique, social et financier
Sur un plan politique d’abord, Bismarck tenta, grâce à ce projet, de prendre de court le camp socialiste dont les idées commençaient à gagner en influence. Ce fut donc un choix politique tactique plus qu’un mobile idéologique qui décida le chancelier à assumer la fondation d’un socialisme d’État. Selon certains1, il y vit même un instrument de contrôle du corps social2. Ce faisant, le chancelier contribua également à consolider la prééminence du tout jeune État impérial, créé seulement dix ans avant. Il posa l’État (et lui-même) en tant qu’arbitre du jeu social, au-dessus des parties prenantes (patrons et ouvriers).
Bismarck, politicien pragmatique
Sur le plan social, Bismarck agit également en réaliste. Le contexte social du royaume de Prusse puis de l’Empire fédéral allemand au 19ème siècle fut un facteur déterminant dont le chancelier dut tenir compte. La société évoluait radicalement et la pensée socialiste s’en trouvait stimulée. D’une part, la population ouvrière devenue considérable en raison de la révolution industrielle se massait en ville dans des conditions souvent misérables3. D’autre part, l’action publique avait déjà investi la protection sociale4 en sorte que le système bismarckien s’inscrivait dans une tradition installée. En définitive, ce contexte politique et social ainsi que les outils préexistants allaient servir de ferment à l’État-Providence et de justification à Bismarck.
Du point de vue financier enfin, il est rarement souligné que Bismarck dut se résoudre à financer le dispositif par les cotisations sociales parce que l’État fédéral allemand disposait de peu de capacités sur le plan fiscal5. Sa volonté initiale avait été de créer un office impérial des assurances qui aurait géré et cofinancé le régime (avec les employeurs). L’opposition du Reichstag fit capoter le projet de loi initial et les projets suivants retinrent une gestion décentralisée et un financement assuré par les cotisations des salariés6. Le financement par la cotisation sociale et la gestion par des caisses n’étaient donc pas le choix du chancelier alors même qu’ils passent pour caractéristiques du système bismarckien.
b) Dispositif législatif et caractéristiques du système
Juridiquement, trois lois promulguées de 1883 à 1889 – six ans seulement – instituent les assurances sociales7.
- l’assurance-maladie (1883), qui garantit les soins et un maintien de salaire (de 50 %) avec un cofinancement des deux tiers pour le salarié et d’un tiers pour l’employeur ;
- l’assurance accidents du travail (1884), qui garantit les soins à compter de 14 semaines d’arrêt et une rente, le tout financé exclusivement par l’employeur ;
- l’assurance invalidité et vieillesse (1889), qui garantit le versement d’une pension, pour les plus de 70 ans pour ce qui concerne la retraite. Fait notable, l’État fédéral intervient pour financer un niveau de pension minimal et le régime est géré par des offices régionaux d’assurance. C’est, finalement, le seul texte qui conservera l’empreinte des idées initiales de Bismarck en matière de financement (subventions publiques)8
Cet ensemble législatif pose les bases d’un système d’assurance sociale d’origine professionnelle dont la gestion est déléguée à des caisses administrées par les employeurs et syndicats et le financement assuré largement par des cotisations assises sur les salaires.
Le lien avec le travail salarié est donc primordial pour bénéficier du système
Le « modèle bismarckien » se caractérise ainsi par le fait que l’obligation d’assurance résulte du contrat de travail, de même que le cofinancement salarié/employeur s’inscrit dans une logique d’obligations contractuelles réciproques. Plus précisément :
- le système bismarckien reprend une logique corporatiste, l’appartenance professionnelle fondant l’assujettissement au système ;
- l’assurance s’impose aux salariés dont le salaire est inférieur à un plafond au-delà duquel l’adhésion est volontaire9 ;
- à l’époque, c’est le père de famille valide en âge de travailler qui est principalement ciblé ; d’ailleurs lui seul est assuré et non sa famille ; pour l’assurance de celle-ci l’ouvrier paye une cotisation complémentaire, si les statuts de sa caisse lui ouvrent ce droit10 ;
- la rupture du lien de travail pose la question de la protection sociale du chômeur et du retraité, ce qui en fait un modèle sensible aux crises et efficace en période de plein emploi.
Une gestion paritaire
Le dispositif est constitué de caisses administrées par le patronat et les syndicats (les premiers obtenant un tiers des sièges dans les caisses maladies, i.e. en proportion de leur contribution au financement). Si l’État organise le système, il n’assure pas sa gestion, déléguée à des caisses dont le conseil d’administration exerce un réel pouvoir de direction. Il en résulte une gestion autonome et décentralisée du régime.
Pour ce qui concerne l’assurance-maladie, les caisses peuvent être de diverses natures : caisse communale d’une branche industrielle, caisse d’entreprise, caisse artisanale (pour un métier), caisse du bâtiment11. Les caisses volontaires de secours, antérieures au système, peuvent s’intégrer dans le système pour autant qu’elles délivrent des prestations correspondant à l’assurance-maladie obligatoire, autrement l’adhésion n’y est que facultative et sans cofinancement.12
La capacité à négocier, à transiger et à prendre des décisions de gestion sont autant de conditions de réussite d’un système qui repose largement sur les partenaires sociaux ; le modèle bismarckien implique un dialogue et des décisions prises entre les partenaires sociaux gestionnaires, dans un cadre défini par l’État (et sous son contrôle)13. L’effectivité (et l’efficacité) du dialogue social conduira à accroître l’affinité des salariés assurés avec « leur » caisse et suscitera même une adhésion forte au dispositif.
Une logique assurantielle
Dans sa forme initiale, ce système adopte une logique très assurantielle. Le rapport entre le paiement de la cotisation et le bénéfice des prestations établit une filiation avec le contrat d’assurance qui subordonne la garantie au paiement de la prime et, à défaut, entraîne la suspension des droits. L’illustration de cette logique se retrouve aussi dans le fait que la mutualisation des risques est opérée dans chacune des caisses obligatoires, étant précisé que leur caractère professionnel implique qu’une profession plus riche ou moins risquée qu’une autre obtiendra naturellement des avantages supérieurs à la seconde. Sauf à corriger ces effets en réalisant une péréquation entre les caisses ou régimes « pauvres » et « riches », il en résulte une inégalité de fait que la technique assurantielle est incapable de combler tant que les régimes ne sont pas solidarisés.
c) Conséquences de la mise en œuvre
La mise en œuvre du système fut un succès. De 2 millions avant la loi de 1883, on dénombrait 4,3 millions d’assurés en 1885, ce qui était à la fois beaucoup et peu puisque cela ne représentait qu’un peu moins de 10 % de la population. Mais l’extension de l’obligation d’assurance à d’autres assurés par les communes, les Länder, le Conseil fédéral et le chancelier d’Empire fit monter ce nombre à 9,5 millions en 1900 compte-tenu du fait que, parallèlement, les caisses étendirent plus largement leur garantie à la famille de l’ouvrier.14
Autre conséquence, le déploiement des assurances bismarckiennes bouleversa les relations entre les caisses et le corps médical à qui il s’agissait de faire accepter une médecine conventionnée. Cette question devint critique à mesure que le nombre des assurés croissait, les relations entre caisses et médecins s’envenimant.15
Le geste de Bismarck pourrait se résumer à la création d’une obligation généralisée d’affiliation auprès de caisses d’assurances sociales cofinancées et cogérées par le patronat et les syndicats16, elles-mêmes organisées à un niveau décentralisé et professionnel, mais ce serait réducteur car Bismarck transforma profondément la conception traditionnelle de l’État, créant un « État social » (Sozialstaat) et n’imaginant sans doute pas la prospérité du modèle progressiste qu’il concourut à inventer et que le génie anglais allait décliner d’une tout autre façon.
Nbp
- M. Dreyfus rappelle le séjour de Bismarck à Paris alors que Napoléon III instituait les sociétés de secours mutuelles « approuvées » dont l’existence était assujettie au contrôle préfectoral et la direction confiée aux notables locaux ; in M. Dreyfus et alii, Les assurances sociales en Europe, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009 ; p. 12
- C’est que, fondamentalement, Otto von Bismarck était un Junker, peu enclin aux idées progressistes. Et pourtant, il va assigner à l’État la mission nouvelle de « promouvoir positivement, par des institutions appropriées et en utilisant les moyens de la collectivité dont il dispose, le bien-être de tous ses membres et notamment des faibles et des nécessiteux » (message au Reichstag de l’Empire fédéral, du 17 novembre 1881). Le terme « Junker » (contraction de « junger Herr » traduisible en « jeune seigneur ») désigne les nobles prussiens installés à l’Est de l’Elbe, grands propriétaires terriens et colonne vertébrale de l’armée prussienne puis, après 1871, de l’Empire fédéral allemand. Pour une illustration de la culture aristocratique des Junkers, la lecture du roman de J. Littell, Les Bienveillantes (Folio, Paris, 2007) est utile. On pourra encore citer, au risque d’une certaine caricature qui tient à la personnalité de son auteur, cette célèbre phrase de Bismarck : « Messieurs les démocrates joueront vainement de la flûte lorsque le peuple s’apercevra que les princes se préoccupent de son bien-être. » (cité par J.-J. Dupeyroux, Droit de la sécurité sociale, Paris, Dalloz, 1998, 13é édition par R. Ruellan ; p. 36) ; la « flûte » des démocrates renvoie sans doute au Conte du joueur de flûte de Hameln retranscrit notamment par les frères Grimm (1816), avec le peuple dans le rôle des rats…
- J.-J. Dupeyroux, Droit de la sécurité sociale, Paris, Dalloz, 1998, 13é édition par R. Ruellan ; p. 36
- Tirant les conséquences de l’abolition en 1845, par le code de commerce prussien, des corporations allemandes – qui constituaient des lieux d’entraide traditionnels au moyen des caisses de secours –, les communes prussiennes eurent le droit d’obliger les compagnons à adhérer aux caisses professionnelles existantes qui furent autorisées à poursuivre leur activité (voir M. Dreyfus et alii, op. cit. p. 12 et D. Zöllner, Y. Saint-Jours et alii, Un siècle de sécurité sociale 1881-1981, Centre de Recherche en Histoire Économique et Sociale de l’Université de Nantes, 1982). Selon Zöllner et Saint-Jours (ibid.), dès 1849, ces communes eurent la possibilité « d’adopter un statut local tendant à : – déclarer obligatoire pour les ouvriers des fabriques […] l’adhésion aux caisses de secours, – obliger les propriétaires des fabriques à verser aux caisses de secours des travailleurs des contributions pouvant aller jusqu’à la moitié de la somme à la charge des travailleurs qu’ils employaient, – obliger les propriétaires des fabriques à verser des contributions aux caisses de secours des travailleurs, sous réserves d’imputer cette somme sur le prochain salaire. » En 1854, la création des caisses professionnelles devint elle-même obligatoire. L’obligation est bientôt étendue au sein de la Confédération d’Allemagne du Nord (1869) pour les caisses d’assurance-maladie et d’assurance d’accidents de travail (voir aussi sur ce point J.-J. Dupeyroux, op. cit. p. 37). En 1874, il existe environs 10.000 caisses de secours en Allemagne regroupant 25 % des ouvriers (soir 2 millions sur 8). Contrairement à la France qui réprima initialement cette résurgence corporatiste, les mutuelles prussiennes s’étaient créées sans être menacées et la puissance publique considéra qu’elle devait les encadrer plutôt que les combattre.
- Élément souligné par P. Hennock (in The Origin of the Welfare State in England and Germany, 1850-1914: Social Policies Compared, Cambridge, Cambridge University Press, 2007) cité par N. Whiteside in M. Dreyfus et alii, Les assurances sociales en Europe, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009 ; p. 128
- D. Zöllner, Y. Saint-Jours et alii, op. cit. p. 42 et 43
- En 1911 s’y ajoutera une assurance décès et en 1929 une assurance chômage.
- D. Zöllner, Y. Saint-Jours et alii, op. cit. p. 45
- Il est possible d’y voir, comme J.-J. Dupeyroux, la marque résiduelle de l’assistance aux plus humbles, mode d’expression primitif en matière de protection sociale qui transparaît encore dans un système pourtant qualifié d’assurantiel (J.-J. Dupeyroux, « Évolution et tendances des systèmes de sécurité sociale des pays membres des Communautés européennes et de la Grande-Bretagne », rapport pour la Haute Autorité de la CECA, Luxembourg, décembre 1966).
- D. Zöllner, Y. Saint-Jours et alii, op. cit., p. 47
- D. Zöllner, Y. Saint-Jours et alii, op. cit. p. 49
- ibid.
- Certains commentateurs (Abelshauser Werner, Erhard ou Bismarck ? L’orientation de la politique sociale allemande à la lumière de la réforme de l’assurance sociale des années 1950, Revue française de science politique, 45e année, n°4, 1995. pp. 610-631) objectent que ce choix d’une « gestion par les intéressés » dans un cadre organisé par l’État poursuivait, aux yeux du chancelier Bismarck, des visées clairement antiparlementaires : « l’introduction de l’assurance sociale était à mettre en étroite relation avec la tentative d’offrir, via la création de comités autogérés de type corporatif, de conseils et associations professionnelles industrielles, des modèles antiparlementaires dans l’optique d’une nouvelle organisation de la représentation des intérêts au sein de l’État. » Si l’on met de côté l’aspect politicien de la démarche du chancelier, il faut retenir que le système fait des partenaires sociaux des interlocuteurs majeurs.
- D. Zöllner, Y. Saint-Jours et alii, op. cit. pp. 50-52
- La question n’avait pas retenu l’attention initiale du législateur impérial. Les caisses durent gérer cette difficulté avec, pour seul cadre, une loi tardive de 1892 qui leur reconnaissait le droit de prévoir statutairement les modalités de leurs rapports avec les médecins (D. Zöllner, Y. Saint-Jours… p. 59 sq.).
- Avec des conséquences sociales non négligeables : les syndicats étant majoritaires dans les conseils d’administration, l’accroissement des effectifs syndicaux s’en trouvera fortement stimulé. En pratique, les médecins étaient agréés par les caisses au moyen d’une forme de contrat individuel, ce qui excluait de fait les médecins non agréés. Comme la démographie médicale était nombreuse, il en résultait que l’offre médicale était excédentaire, ce dont les caisses jouèrent pour faire baisser les tarifs. La situation motiva la création d’une association des médecins allemands (Hartmannbund) qui aboutit à la conclusion d’une convention (dite « de Berlin », en 1913) avec les caisses qui établit le ratio de nombre d’assurés par médecin pour en déduire le nombre d’agrément correspondant, ce dernier étant contrôlé par un comité contractuel paritaire. Les caisses inaugurèrent ainsi le conventionnement médical (in M. Dreyfus et alii, op. cit.).